La source et la flèche

Au commencement était la source.

Celle ci coulait, dit on, au milieu d’une forêt de hêtres, sur un îlot cerné de cours d’eaux et de marécages… passent les lunes, passent les saisons, passent les nuages… Un jour un homme vêtu de peaux s’y arrêta et vint ériger un autel de pierre au bord de ses eaux chantantes. Il se murmure qu’il s’y pratiquait toutes sortes de sacrifices, mais ces temps anciens appartenaient déjà à la légende lorsque les romains vinrent installer un camp retranché sur l’île. L’histoire a retenu que cet autel servit un temps au culte de Lug, avant que les triboques ne viennent le consacrer à un géant sylvestre vénéré par les peuplades germaniques de l’époque.

Les romains consacrèrent l’autel à Mars, dieu de la guerre, tout comme l’était déjà le vieux Lug des celtes… Ils bâtirent un temple sur la source, et les années passèrent jusqu’au jour où une croix vint se dresser sur le faîte de la bâtisse… C’était après le règne de Constantin, et la source devint front baptismal juste avant que les barbares n’enfoncent le limes par une nuit de décembre 406, à la faveur d’un hiver tellement froid que même le fleuve qui servait de frontière naturelle avait gelé.

La légende dit que l’eau de la source servit à baptiser Clovis sur les décombres de l’antiquité… Puis le lieu fut abandonné et seules des ombres furtives vinrent parfois se glisser entre les ruines de ce qui avait été autrefois une cité prospère et animée dénommée Argentorate. Ce fut le grand hiver et, à l’instar de celui qui sépara la chute de Mycènes du printemps d’Homère, nul ne sait vraiment ce qui s’y noua.

On sait en revanche qu’il y avait une basilique en bois sur les ruines du temple vers l’époque où les fils de Charlemagne se disputaient la suzeraineté de l’îlot, et il est dit qu’elle s’embrasa lors d’un orage en 1007. Ce fut l’évêque Wernher, apparenté aux Etichonides et aux Habsbourg, qui entreprit d’amasser des fonds pour la rebâtir.

Les travaux démarrèrent en 1015 et il fallut d’abord planter des pieux de chêne en guise de fondations pour stabiliser le sol gorgé d’eau. L’édifice roman fut achevé vers 1170, mais un nouvel incendie et l’avènement d’un nouveau style architectural du côté de Chartres et de la Sainte Chapelle des rois capétiens firent que l’on entreprit aussitôt d’en rebâtir une nouvelle, plus grande, plus fine, plus lumineuse, plus représentative du génie de son époque. Les travaux durèrent jusqu’en 1439, et douze générations de maîtres artisans vinrent depuis toute l’Europe pour oeuvrer à un chantier dont ils ne virent pas la première pierre, pas plus qu’ils n’en virent la dernière…

L’édification d’une seconde flèche fut abandonnée lorsque l’on s’avisa que le sol
menaçait de s’affaisser sous le poids de l’ensemble, mais la première resta longtemps la plus haute d’Europe. L’aspect final de la façade, toute en fine dentelle de grès rose provenant des Vosges voisines, ainsi que son immense rosace en épis de blé doivent beaucoup au talent de maître Erwin von Steinbach dont les plans sur parchemins sont encore aujourd’hui pieusement conservés par l’Oeuvre Notre Dame qui n’a cessé de veiller sur la destinée de la cathédrale depuis ses origines.

L’antique baptistère fut clos lorsque la ville fut gagnée par les idées réformistes de Luther. Et il est dit qu’il fut définitivement muré après qu’un soldat s’y soit noyé. C’était peu après le retour des français, et ils furent salués en sauveurs après 150 ans de guerres insensées qui avaient laissé toute l’Europe exsangue et devaient donner naissance à ces temps que l’on dit parfois modernes…

La cathédrale veillait sur la ville et les plaines avoisinantes du haut de sa flèche altière. Ce fut Viollet Le Duc qui lui apporta sa dernière modification d’envergure sous la forme d’une petite tour octogonale venant coiffer la croisée du transept… Il me plaît d’y voir une petite sœur de la flèche, et un hommage à la chapelle palatine de celui qui fut le premier à porter le grand rêve européen…

C’était à chaque fois juste avant que l’histoire ne s’affole en l’un de ces emballements périodiques dont elle semble coutumière… Mais la cathédrale demeure, témoin de ce qui fut, de ce qui est, et je l’espère de ce qui sera.

Et la source me direz vous ?
Elle est toujours là et coule à 11 mètres sous une dalle un peu plus grande que les autres située dans la nef sud… Cherchez vous la trouverez.

Et peut être trouverez vous aussi ce lac souterrain dont la légende prétend que l’on y accède – à condition d’avoir un cœur pur – par un escalier partant d’une maison contigüe à la plus ancienne pharmacie de la ville… située juste en face du portail, de l’autre côté du parvis… Mais ce n’est là qu’une des innombrables histoires qui circulent sur le compte de cet édifice vénérable et fabuleux, où se brassent et se mêlent depuis bientôt mille ans les vents de l’histoire et les rêves des hommes…

… Quelque part entre source et flèche…


Illustration Tomi Ungerer
(dont le papa fut maître de l’horloge astronomique)

(spécialement dédié aux tisseuses de songes et aux fées qui les inspirent :-)

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9 Responses to La source et la flèche

  1. doigt de miel says:

    J’adore ce genre de recit et j’aimerais bien découvrir ce fameux lac souterrain ;)
    Bises
    Posté par Jessi, 19 avril 2009 à 22:55

    J’ai beaucoup aimé cette note, ça donne un peu le vertige cette remontée du temps :) et j’ai appris des tas de choses.
    J’aimerai bien trouver le passage secret maintenant c’est malin ^^ *va s’équiper du matos de spéléo de son petit frère* ça doit être super de pouvoir accéder à ce genre de lieux secrets. Il y a une série d’émissions consacrées à ce qui se trouve sous les villes, il y a déjà eu Londres, Berlin et Pragues et je ne sais plus quoi d’autres, je suis sûre que ça t’interesserait (mais tu dois déjà connaître?).
    Bisous ^^
    Posté par Lou, 20 avril 2009 à 14:45

    un rêve d’enfant… trouver un lac souterrain mais la condition pour y parvenir est bien … cruelle… sourire
    Posté par Lsingulière, 20 avril 2009 à 20:12

    A…
    Jessi…
    Je vais tacher d’en refaire d’autres alors ;-)… préviens moi quand tu viendras et on ira faire des photos du lac ensemble… et sinon on se contentera de la cathédrale :-)…

    Lou…
    Hihi, décidément quel succès ce lac !!! Je ne regarde plus la télé depuis longtemps mais confirme qu’il y a parfois de vraies merveilles sous terre… Content que la note t’ait plu… c’est vrai que j’aime bien parfois faire défiler les siècles… mon rêve : inventer un appareil qui permet de voir le temps qui passe en accélérer… une sorte de microscope à remonter le temps… un chronoscope en somme…
    Bizzzz ‘tite giraf’

    Lsingulière…
    Joli rêve d’enfant… moi je rêvais de faire un tunnel jusqu’aux antipodes… J’avais commencé à creuser dans le jardin… mes parents avaient trouvé ça d’un goût douteux… si j’ose dire après avoir lu ton billet ;-)

    Pourquoi cruelle ? La pureté n’est pas toujours où on croit ;-)…
    Bises
    Posté par doigt de miel, 20 avril 2009 à 23:44

    cruauté
    d’être condamné à ne jamais trouver le lac parce que le coeur n’est plus pur… je trouve ça très dur
    Posté par Lsingulière, 20 avril 2009 à 23:48

    Personne n’est condamné d’avance… c’est le gardien du lac qui décide :-)
    Bises
    Posté par doigt de miel, 21 avril 2009 à 00:31

    Moi aussi je trouve ça triste de ne jamais arriver jusqu’en Chine en creusant dans son jardin, si on insistait, à force de creuser à la fin on serait trop grand et le trou trop étroit… (Sans compter sur le centre de la terre plein de magma en fusion… remarque on pourrait faire un p’tit barbecue sympa avec les chinois qui auraient creusé de leur côté là dedans :) est-ce que les chinois font des barbecue ?).
    Quand j’étais petite je voulais être canonisée, devenir une sainte ^-^ oui oui et aussi imposer la paix dans le monde rien qu’en disant aux chefs d’état : c’est pas bien ce que tu fais monsieur t’es méchant, faut pas être méchant comme ça parce que je suis triste (huhu).
    Les lacs souterrains c’est plus pour moi non plus alors :).
    Posté par Lou, 23 avril 2009 à 05:13

    Oui ben si tu fais ton barbecue avec des chinois tu seras pas canonisée mais carbonisée… c’est d’ailleurs pour ça que j’avais arrêté de creuser à l’époque ;-)…

    Même réponse que précédemment… c’est le gardien qui décide…
    Bises
    Posté par doigt de miel, 24 avril 2009 à 03:48