(14 septembre 2069)
Les naturalistes du XXème siècle ont longtemps prétendu que l’existence des tigres blancs relevait d’une simple légende à classer au rayon des yétis, dahus et autres affabulations… Cette attitude était d’autant plus stupide que nous savons bien à présent que les yétis ont toujours existé, mais ont simplement préféré quitter les hauts plateaux du Tibet pour se mêler
en toute discrétion à la population (cf. Démis Roussos). Pour les dahus on en est toujours réduit aux suppositions, mais de nouveaux témoignages en provenance des Vosges permettent d’espérer des avancées décisives sur
ce sujet.
L’existence des tigres blancs a été attestée lors d’une expédition menée il y a un siècle dans le Nord-Est du Bengale. Aucun naturaliste digne de ce nom ne pouvait alors admettre qu’un mammifère terrestre de cette taille ait pu passer inaperçu aussi longtemps… Il fut donc décidé de les
classer parmi les anomalies génétiques, à l’instar de leurs cousins les lions blancs d’Afrique. Nous sommes aujourd’hui de plus en plus nombreux a penser que leur apparition conjointe préfigurait tout bonnement l’émergence de nouvelles espèces de grands mammifères… Mais
au cours de cette époque pas si éloignée que ça une telle situation paraissait tout simplement inconcevable, et
d’ailleurs le premier spécimen d’Orcaella heinsohni découvert quelques décennies plus tard au large de l’Australie, dût lui aussi subir le même ostracisme navrant, puisque la seule réaction d’un grand quotidien de l’époque fut de titrer :
« Découverte d’une nouvelle espèce de dauphin (moche) » (in. Libération
; 4 août 2008).
On recensait moins de 100 spécimens de tigres blancs dans le monde au début du XXIème siècle. Ils étaient essentiellement parqués dans des zoos… Trop fragiles pour la vie en plein air disait on… Les quelques individus ayant échappé aux captures ont été promptement exterminés par des braconniers. En effet leurs pelages extraordinaires ont très vite atteint des sommets sur les marchés
parallèles, et les derniers spécimens sauvages s’en sont probablement allés orner de discrets musées privés.
Quelques années plus tard, aux alentours de 2020, une curieuse rumeur circula dans le Transvaal, faisant état de l’existence d’une colonie de tigres blancs apprivoisés vivant dans des hautes vallées des Drakensberg en compagnie de
mystérieuses amazones. Le regretté Professeur R. Blauchon consacra une thèse à cette question (« Nixens : légende ou réalité ?» – PUF – Paris 2024), mais ce travail passa inaperçu, ainsi d’ailleurs que le professeur Blauchon, jusqu’à ce que les événements ne braquent les feux des projecteurs sur tout ce qui avait trait aux tigres blancs.
Les opinions divergent quant aux aux causes de leur réapparition au coeur de l’Amérique des années 20. L’hypothèse la
plus répandue veut qu’il s’agisse d’animaux échappés des zoos de la côte Est et retournés à l’état sauvage lors des troubles qui suivirent les événements de 2026. Mais les défenseurs des théories de Blauchon ne manquent pas de faire remarquer qu’il paraît peu plausible que ces félins semi-apprivoisés aient pu échapper aux bandes affamées qui battaient les campagnes à cette époque, et tout aussi improbable qu’ils se soient tous rendus au même endroit. Pour les Blauchoniens ce sont tout bonnement les Nixen qui auraient transplanté des tigres du Transvaal dans le Nord Est de l’Arizona au cours de cette période de chaos.
Nixen (Vue d’artiste d’après R. Blauchon)
Une prophétie hopi dévoilée sur le tard n’éclaircit guère le panorama, puisqu’elle prétend quand à elle que la venue des grands chats blancs leur avait été annoncée de longue date par les esprits katchinas, et qu’elle se ferait sous le couvert « d’un voile d’invisibilité tissé par les araignées sacrées ».
Le mystère demeure, mais une chose reste certaine : on observa des tigres blancs en liberté dans le four states corner en 2027, juste avant que les autorités tribales navajos, hopis et zunis réunies ne décrètent conjointement la sanctuarisation et l’autonomie de leurs terres, soit une région couvrant près de 80 000 km². Les troupes fédérales envoyées par le gouvernement pour rétablir la souveraineté disparurent corps et âmes, de même qu’on n’eut plus jamais de nouvelles de tous ceux, civils ou militaires, qui se sont aventurés à l’intérieur du sanctuaire depuis cette époque. Finalement le gouvernement US de l’époque renonça à ce territoire, ayant d’autres chats à fouetter aux quatre coins d’un pays en voie d’éclatement.
On a tout dit de ce sanctuaire, y compris les choses les plus insensées. Le fait est que personne n’a pu rapporter le moindre témoignage crédible sur ce qui s’y passe depuis plus de 40 ans. Les satellites d’observation montrent la présence de champs cultivés mais toute trace d’urbanisme ou de voies de communication semble avoir disparu du sanctuaire. Il est certain en revanche que le désert recule, et cela malgré le démantèlement des barrages présents sur les principaux cours d’eau de la zone, à commencer par ceux du Colorado. Le couvert forestier semble également progresser au rythme de 1,6% par an environ. Certains ont fait remarquer que ce taux semblait tendre vers le nombre d’or, mais nous ne disposons pas de mesures suffisamment précises pour le vérifier avec certitude. En effet les optiques les plus fines semblent inexpliquablement se détraquer à l’applomb du sanctuaire et il s’avère impossible d’avoir des clichés satellites de très haute résolution sur cette zone. Toutes les tentatives de survol à basse altitude se sont quand à elles soldées par des échecs, les liaisons radios avec les appareils étant interrompues dès leur entrée dans la zone sanctuarisée, peu de temps avant que ces derniers ne disparaissent purement et simplement des écrans radars.
Quatre nouveaux sanctuaires sont apparus au cours des quinze dernières années. Le premier se situe aux confins du Bengale et de la Birmanie, là où les tigres blancs ont été observés pour la première fois. Le second recouvre précisément la région du Transvaal où circulaient les rumeurs rapportées par le professeur R. Blauchon. Le troisième est à cheval entre la Sibérie et de la Mandchourie, et recouvre en gros l’aire des peuplades toungouses et des chamanes Goldes. Le dernier enfin se situe en Europe et couvre le Tyrol ainsi qu’une bonne partie des Alpes Suisses.
Il est d’ailleurs curieux de noter que la plupart des tigres blancs présents dans les zoos au début du XXIème siècle provenaient d’un seul et même élevage situé dans cette dernière région, sur un haut plateau bordant les alpages du Vorarlberg.
___________________
Heidi Silicium
10 Responses to Le sanctuaire des tigres blancs