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La sirène et le homard


février 1788
Accoudé au bastingage du HMS Supply le capitaine Henry Lidgbird Ball observait la silhouette massive des deux monts de basalte qui s’élevaient sous le ciel étoilé. L’île qu’il venait de découvrir n’était pas bien grande, quelques miles de long à peine, mais fertile et accueillante, seulement peuplée de myriades d’oiseaux marins et de tortues qui s’étaient laissé attraper sans difficulté au cours de leur reconnaissance à terre. Il y avait également cette curieuse bestiole évoquant une langoustine qui aurait préféré vivre dans les branches des pins et des ficus plutôt que dans les eaux limpides du lagon, mais l’animal s’était avéré aussi inoffensif que son apparence était peu avenante.

C’était un bon endroit pour établir une nouvelle colonie pénitentiaire. Il aurait très bien pu y déposer la vingtaine de forçats enfermés dans les cales de son navire, la lie des bas-fonds londoniens que la couronne avait préféré expédier aux antipodes… Mais ceux-ci étaient d’ores et déjà attendus dans la toute nouvelle colonie des Iles Norfolk, à quelques centaines de miles plus au nord. Il reviendrait peut être un jour sur l’île pour y déposer une autre cargaison de bagnards, mais pour l’heure il lui tardait de reprendre la mer et voguer vers de nouvelles aventures, et peut être un jour trouver une terre aussi gigantesque que l’île-monde que son grand ami et néanmoins rival James Cook venait de découvrir quelques années plus tôt dans cette région du Pacifique.

Un clapotis attira son attention. il devina plus qu’il ne vit une masse silencieuse glisser dans le clair de lune en direction de l’île. Sans doute un lamantin, à moins que ce ne soit quelque sirène songea-t-il, soudain poète. Ce n’est que le lendemain qu’ils découvrirent le matelot Clarke ligoté dans la soute à voiles du navire. Cet idiot s’était laissé séduire par une des prisonnières, qui l’avait proprement assommé une fois leur commerce achevé avant de prendre la poudre d’escampette. Ils abandonnèrent leurs recherches sur l’île au bout de deux jours. Le matelot prit 40 coups de fouets et, pour l’exemple, fut enchaîné en lieu et place de celle qu’il avait laissé échapper et le vaisseau put enfin reprendre sa route vers sa destination initiale. L’île fut baptisée Lord Howe Island, et s’appelle toujours ainsi aujourd’hui.

Novembre 1920
Ah les maudits ! Le vieil homme laissa passer sa colère en s’épongeant le front. Deux ans ! Il avait suffi de deux ans pour changer la face de l’île. Il revoyait encore l’épave du Makambo fracassée sur les récifs au pied de Malabar Hill, les ballots de marchandises évacués des flancs éventrés du navire et… ces fichus rats noirs qui s’étaient aussitôt multipliés en dévorant tout sur leur passage. Le conseil de l’île avait décidé d’introduire des chouettes de Nouvelle Guinée pour les éliminer, ou à tout le moins les contrôler, mais il craignait qu’il ne soit déjà trop tard pour bon nombre d’espèces endémique de l’île. Disparues les grives, les gérygones et les étourneaux… Et pas le moindre homard des arbres à l’horizon depuis ce matin !

Sa besace vide pendait piteusement à sa ceinture. Il réalisa qu’il lui faudrait dorénavant utiliser d’autres appâts pour aller pêcher l’espadon, mais sa tristesse était plus profonde. C’était un élément du décor qui disparaissait, un fil qui le reliait au monde familier de ses jeunes années qui se rompait. Il s’approcha d’un ficus géant. Ils aimaient nicher là pendant les heures chaudes du jour, dans les cavités vermoulues du tronc et des racines aériennes. Un mouvement au sol attira son attention. Un rat ! Il tapa rageusement du pied et la bestiole s’eclipsa d’un bond dans les fourrés, abandonnant un homard en piteux état, qui tenta de s’éloigner en trainant une patte broyée derrière lui.

« Laisse la, s’il te plaît ». Il se retourna, interloqué. La jeune femme s’accroupit et tapota le sol du bout des doigts. Le homard darda un instant ses grandes antennes fauves vers elle, puis grimpa docilement sur le dos sa main. Elle lui sourit en le fixant de ses grands yeux lumineux. Des yeux qui lui étaient familiers, tout comme la perle noire suspendue au creux de ses jolis seins… Il revit le jour où il l’avait ramenée du fond du lagon, et offert à la belle inconnue qui vivait sur les hauteurs de Siren’s beach. La saveur de leurs ébats passionnés sous les forêts de Kentia du Mont Lidgbird lui revint en un instant… Sauf que… c’était il y a quarante ans, et que les années semblaient n’avoir eu aucune prise sur elle. Il eut un vertige et sentit ses jambes se dérober sous lui. Lorsqu’il se réveilla elle était partie. Il ne la revit plus jamais, pas plus qu’il ne revit de homard, et finit par se demander s’il n’avait pas simplement rêvé toute cette histoire.

Septembre 2008
Le guide pointa le doigt vers une minuscule tâche verte accrochée sur une arête de l’incroyable aiguille de basalte de la Pyramide de Ball jaillissant des flots de la mer de Tasman. C’est le seul buisson de l’île, fit il tandis que le zodiac longeait les murailles striées de guano. Il a poussé sur une petite cuvette permettant de stocker l’eau de pluie. C’est là qu’on les a trouvés. Des alpinistes avaient signalé la présence d’étranges créatures mortes sur l’île. On a tout de suite pensé que c’était eux mais comme ils ne sortent que la nuit il a fallu escalader la falaise au clair de lune pour les dénicher. Rendez-vous compte. Une espèce qu’on croyait éteinte depuis 80 ans ! Le feulement du moteur ne suffisait pas à masquer l’enthousiasme de sa voix. C’est la découverte du siècle !

C’est le plus grand phasme du monde. Un fossile vivant qui parcourait déjà la terre au temps des dinosaures. On en a recensé 24 sur l’île. Nous en avons prélevé quatre, dont deux qui sont morts presque aussitôt. Nous avons baptisé les deux survivants Adam et Eve, et… voici leur progéniture fit il en présentant fièrement un spécimen, qui devait bien mesurer 15 cm, au parterre de journalistes invités à l’université de Melbourne pour annoncer la redécouverte de Dryococelus australis, familièrement appelé le homard des arbres. La grosse brindille sur pattes perchée au bout de ses doigts semblait parfaitement indifférente à toute l’attention dont elle faisait l’objet. Quelqu’un veut le prendre ? Soyez sans crainte. Il est impressionnant mais parfaitement inoffensif. Une jeune femme de la Tribune de Genève s’avança et prit l’insecte géant sur sa main.

Est ce que vous avez des questions ? Un correspondant de l’Asahi Shimbun leva la main.
Est ce qu’on sait comment ils ont pu passer de L’ïle de Lord Howe à la Pyramide de Ball ?
Je vais vous dire, c’est un mystère. Il y a 23 km entre les deux sites et on suppose qu’ils ont pu faire le trajet accrochés à des oiseaux, ou dans une barque de pêcheurs, mais la vérité c’est qu’on n’en sait rien. Il y a aussi une légende qui dit que c’est une sirène qui a emporté la dernière femelle de l’espèce pour la mettre en sureté. En tout cas un des habitants de l’île nous a rapporté que son grand père lui racontait cette histoire quand il était enfant. C’est une belle histoire n’est-ce pas ?
Certes, songea la jeune femme en souriant tandis que le phasme promenait doucement ses antennes sur la perle noire suspendue à son cou gracile…

… Et en plus c’est une histoire vraie… (ou presque ;-)

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